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Artikel

02 oktober 2008 03:20

La Femme Malaise, Productrice et Gestionnaire

La Femme Malaise, Productrice et Gestionnaire

Par

Josiane Massard

La fédération de Malaisie, indépendante depuis 1957, se distingue par un haut niveau de vie, se plaçant au quatrième rang des pays d‘Asie du Sud-Est, en termes de revenus per capita. Cette prospérité repose sur des ressources naturelles abondantes; pourtant, grâce à une gestion saine, la part des produits non transformés dans les exportations n‘est plus dominante aujourd‘hui. Caractérisé par une agriculture de subsis­tance il y a deux siècles, le pays apparaît actuellement parmi les nations nouvellement industrialisées, donc relativement urbanisées.

Rappelons en outre que la pénétration coloniale s‘est accompagnée de forts mouvements de main-d‘œuvre : alors que les Chinois du sud de la Chine étaient recrutés pour travailler dans les mines d‘étain, des Indiens du pays tamoul venaient mettre en valeur les grandes plan­tations. Ces immigrants, longtemps considérés comme temporaires, se sont installés en pénétrant d‘autres secteurs de l‘économie. Pendant le même temps, le peuplement de la péninsule par les Malais se réalisait à la fois par un accroissement naturel et par une migration continue en provenance du reste du monde insulindien (Sumatra, mais aussi Java et pays Bughis). En 1980, sur 13 745 200 habitants, les Malais repré­sentaient 52 %, les Chinois 36 %, les Indiens 10 %, et les autres groupes (aborigènes de la péninsule et populations autochtones de Sabah et Sarawak) 2 %. Les Malais sont longtemps restés à l‘écart du dévelop­pement, continuant à s‘adonner à l‘agriculture de subsistance et se privant ainsi des bénéfices matériels de l‘enrichissement général. La période qui a fait suite à l‘indépendance a vu se développer une classe de fonctionnaires malais, et ce sont les Malais qui sont majoritaires aujourd‘hui dans le secteur tertiaire, en même temps que se forme plus modestement un groupe de commerçants et d‘hommes d‘affaires malais.

Les Malais constituent encore néanmoins 63 % de la population rurale, et dominent le secteur primaire en termes de main-d‘œuvre. Le paysage agricole s‘est diversifié; il était traditionnellement caractérisé par un habitat de villages situés dans les vallées fluviales, ou en bord de mer; ceux-ci se dépeuplent progressivement au profit de centres urbains, mais surtout, de nouveaux agglomérats créés de toutes pièces au cœur de périmètres d‘agro-industrie gérés par des agences fédérales. L‘agri­culture villageoise occupe de nos jours 60 % des terres cultivées, les nouvelles formes de peuplement rural en occupent 10 %, les 30 % res­tants étant consacrées aux grandes plantations privées.

La part des cultures vivrières dans l‘économie villageoise a consi­dérablement diminué et varie suivant les régions, et suivant le degré d‘intervention de l‘agriculture commerciale, intervention soit spontanée, soit encadrée par des agences d‘Etat; il arrive qu‘elle soit totalement déplacée par des cultures de rapport.

La femme malaise. Arrière plan historique et sociologique

Tout en paraissant privilégié par rapport à celui de ses compagnes du reste de l‘Asie (Japon notamment), le statut de la femme malaise fait l‘objet d‘évaluations sinon contradictoires, du moins divergentes de la part des spécialistes en sciences sociales, qu‘ils soient occidentaux ou malaisiens (Rosemary Firth, 1966; Hong, 1983; Manderson, 1980; Smith, 1984; Whyte et Whyte, 1978). Les variations sont fondées sur des différences de points de vue : selon que l‘on observe les masses paysannes, la classe moyenne urbanisée, ou l‘aristocratie, ou qu‘on considère l‘univers public ou la sphère domestique, ou encore qu‘on privilégie les nouveaux modèles islamiques plutôt que la tradition villageoise, on voit se dessiner une image très différente.

Bien qu‘islamisée depuis le XVe siècle, la société malaise restait marquée jusqu‘à la fin du XIXe par une position féminine sinon domi­nante, du moins forte, dans la vie familiale, et relativement affirmée dans le domaine économique (Gullick, 1958). Alors que l‘Islam défa­vorise les femmes en matière d‘héritage, le droit coutumier s‘imposait souvent. Cela se concrétisait par un accès quasiment égalitaire au moyen de production qu‘est la terre, ou que sont dans une moindre mesure, les bateaux dans les communautés de pêche. Dans les activités de pro­duction, qu‘il s‘agisse du petit commerce ou de l‘agriculture, les femmes participaient au même titre que les hommes, soit en s‘adonnant aux mêmes travaux, soit en jouant des rôles complémentaires. L‘introduction, dans les années 20, de petites plantations d‘hévéaculture n‘a pas fondamentalement modifié ce tableau qui s‘impose encore dans les villages fluviaux.

Cependant, le statut de la femme malaise doit être aussi considéré à la lumière de pratiques culturelles plus générales. La société malaise suit un système de parenté dit cognatique ou indifférencié : les res­sources, foncières ou autres, sont transmises aussi bien en voie patri­linéaire que matrilinéaire. Il n‘y a pas formation de groupes de parenté (clans ou lignages), et les relations sont focalisées autour d‘un individu, constituant sa parentèle. L‘unité sociale est la famille nucléaire, qui est aussi le noyau de la plupart des maisonnées, et qui est également l‘unité de production. La résidence suit un modèle qui tend légèrement vers l‘uxorilocalité.

Les données ethnographiques présentées ici ont été collectées entre 1978 et 1980 dans un village fluvial de l‘Etat de Pahang (Malaysia occidentale), situé à environ 25 km des rivages de la mer de Chine [1] . Le village comptait alors 64 maisonnées dont la plupart tirent leurs revenus de formes agricoles traditionnelles combinées à l‘hévéaculture implantée dans les années 30. Nous nous attacherons à mettre en évidence le rôle économique des femmes malaises tant dans l‘exploitation de l‘environnement naturel que dans la circulation des produits obtenus : nous montrerons successivement que les femmes peuvent s‘approprier le foncier, qu‘elles contrôlent certaines formes culturales, qu‘elles gèrent une partie de la main-d‘œuvre, et qu‘elles président à la redistribution des fruits de leur travail.

Les femmes et la terre

Dans le contexte villageois, la terre est le bien le plus valorisé, comme source de richesse et comme base de prestige; les villageois sans terre (4 maisonnées seulement) sont considérés comme très pauvres [2] . En l‘absence de groupes de parenté de type lignager ou clanique, l‘appro­priation de la terre s‘exerce à titre individuel, même lorsque la mise en valeur est assurée par un couple. La terre s‘obtient par « occupation », par héritage, et par achat (Massard, 1983 a, p. 338-355); ces trois formes sont représentées dans les plantations d‘hévéas pax exemple, où sur les 166 acres consacrées à ce cultigène dans le village, les femmes en possèdent 67,75, et les hommes 98,25.

Si on considère maintenant le cas des lopins attenant à la maison d‘habitation, dont 55 ont été hérités [3] , 29 appartiennent à des femmes, et 26 à des hommes, ce qui confirme d‘ailleurs la légère dominante uxorilocale en matière de résidence.

Le faible écart qui peut demeurer dans le contrôle foncier en faveur des hommes est en partie comblé au village par une autre forme de thésaurisation à laquelle seules les femmes ont accès : il s‘agit de bijoux en or fonctionnant comme une sorte de réserve dans laquelle elles puisent lors de crises budgétaires familiales, ou dans le cass d‘un divorce. Cepen­dant, bien que la stratification économique interne à la communauté villageoise soit peu accusée, il n‘en demeure pas moins que certaines femmes sont totalement démunies, en particulier lorsque, devenues veuves ou divorcées, elles doivent faire vivre une maisonnée par leurs seuls efforts.

Le rôle des femmes dans le processus culturel

Les principales activités culturales, pratiquées dans le périmètre du village, sont le jardinage et la cueillette, l‘exploitation d‘arbres à fruits, la culture de plantations, et la riziculture.

1. Jardinage, cueillette et vergers. ― Le jardinage souvent pratiqué sur le lopin de résidence est une activité féminine, et n‘est pas considéré comme un travail par les villageoises qui l‘appellent « un jeu », main-main en malais, peut-être en raison de la liberté individuelle qui en régit le déroulement. L‘homme intervient parfois pour aider au défrichage, ou à la mise en place de la clôture. Mais les femmes veuves ou divorcées s‘acquittent fort bien seules de tous les stades du jardinage. C‘est la femme qui décide ou non de cultiver un jardin, et le mari ne dispose d‘aucun moyen de pression pour la persuader dans le cas où elle est réticente, il n‘y songe pas d‘ailleurs. Outre l‘aide éventuelle déjà évoquée, la femme sollicite parfois l‘assistance de l‘une de ses filles, mais le jar­dinage reste un travail individuel; c‘est aussi la femme qui définit l‘emplacement du jardin (changé tous les deux ou trois ans) et qui choisit les semences, rarement achetées, mais plutôt gardées d‘une récolte précédente ou données par une autre villageoise.

En termes d‘âge social, les femmes ayant de jeunes enfants jardinent peu, les jardins les mieux fournis sont le fait de femmes dont les enfants sont déjà autonomes. Ils produisent suffisamment pour satisfaire aux besoins de la maisonnée en légumes et condiments, et même parfois pour apporter un surplus commercialisable. Sur les 64 maisonnées de Kiambang, plus de la moitié avaient un jardin enclos en 1978 : étant donné le poids du facteur individuel, la superficie des jardins, de même que le nombre et la nature des cultigènes varient ; si on y ajoute des différences dans les compétences mais surtout dans l‘application, on comprend que de grands écarts s‘observent dans la production. Il est difficile de quantifier celle-ci de manière fiable ; on peut cependant affirmer qu‘elle répond à des besoins essentiels car l‘alimentation est certes constituée d‘une base céréalière et de poissons, mais aussi de légumes, aussi le rôle économique du jardinage est-il loin d‘être négli­geable. Son rôle culturel est peut-être plus important encore ; bien que près de la moitié des femmes n‘aient pas de jardin potager, rares sont celles qui ne cultivent absolument rien. La majorité des villageoises font pousser, dans des bacs placés près des maisons ― hors de tout enclos ―, quelques plantes indispensables à la vie quotidienne : piments, curcuma, bétel... Celles qui ne le font pas encourent le regard critique de leurs voisines qui les accusent de « vivre comme sur de la pierre », macam duduk atas batu.

Il apparaît aussi que le jardinage n‘a pas pour seul objectif d‘apporter des denrées alimentaires. Aux côtés des condiments et des légumes, on trouve les plantes à valeur thérapeutique, ou à usage rituel ou social (le bétel), ou encore de parure (le gardénia, pour les coiffures féminines).

Quand les pluies de mousson inondent les jardins (de novembre à février sur la côte est de la péninsule), la cueillette prend en partie le relais des plantes cultivées. Ce sont les femmes qui s‘y adonnent, y initiant leurs filles dès l‘âge de huit ou neuf ans; elles collectent des herbes ou champignons à usage surtout, mais non exclusivement, alimentaire.

Quant aux arbres fruitiers, plantés soit dans les limites du jardin potager (mais rappelons que celui-ci se déplace), soit aux abords des maisons, lorsqu‘ils sont cultivés à petite échelle, ils font souvent suite â des initiatives féminines. S‘il s‘agit d‘une culture à objectif commercial, elle est réalisée en vergers, parfois par les efforts combinés d‘une villa­geoise et de son conjoint, parfois par le seul travail d‘une femme. L‘ap­port de telles entreprises reste néanmoins limité, dans le contexte villageois au moins.

2. Les cultures de plantation. ― L‘exemple le plus parlant est celui de l‘hévéaculture où, à l‘exception de l‘entretien (désherbage de la plantation, et remplacement des arbres), les femmes interviennent au même titre que les hommes, qu‘il s‘agisse de saigner les arbres, de trans­porter le latex liquide au village, ou de le transformer en feuilles qui, une fois séchées, sont vendues à l‘intermédiaire chinois. En recensant les 25 maisonnées tirant la plus grande part de leurs revenus de l‘hévéaculture, il s‘avère que, dans 11 cas, le travail est fait par les femmes exclusivement, dans 10 cas par les hommes, et dans 4 cas par un couple. Parmi les femmes travaillant seules, 6 sont veuves ou divorcées, 2 sont dans une situation économiquement assimilable (mari invalide), les conjoints des deux autres sont salariés à la ville, et la dernière est céli­bataire. Celle-ci exceptée, l‘âge des autres exploitantes est compris entre 35 et 65 ans. Alors que les villageoises peuvent choisir de cultiver un jardin potager, celles qui exploitent une plantation d‘hévéas le font par nécessité. Une telle différence dans les motivations s‘illustre par le fait que la pratique de l‘hévéaculture va de pair avec un statut socioéconomique faible, alors que le jardinage n‘est absolument pas un indicateur social ou financier des maisonnées concernées.

3. La riziculture. ― C‘est l‘activité culturale la plus valorisée au village, en particulier par les femmes. Cela s‘explique en grande partie par l‘importance non seulement alimentaire, mais aussi symbolique du riz dans la culture malaise en général, tant d‘un point de vue histo­rique que contemporain. Une telle valorisation peut être reliée à la fonc­tion nourricière que les femmes assument dans le quotidien villageois; elle s‘éclaire aussi par les rapports privilégiés qu‘elles entretiennent avec les – êtres – de la surnature dont le rôle est jugé déterminant pour la riziculture. En termes de contribution concrète au travail, la dominante féminine s‘estompe parfois pour faire place à une complémentarité des rôles masculins et féminins. On voit de fait se succéder dans les rizières des phases où les femmes sont majoritaires (repiquage, récolte, vannage), et d‘autres où les deux sexes collaborent (battage, transport de la récolte). Lors de la récolte observée en 1979 dans le village de Kiambang, les femmes se distinguèrent par l‘utilisation (jugée « démodée » dans d‘autres régions de la péninsule) du petit couteau à padi qui ménage l‘« esprit » de la plante ― sumangat padi [4] ―, à la différence de la faucille, outil plus offensif, préféré par les hommes qui aidèrent alors à la récolte. Ce cloi­sonnement technologique eut des répercussions sur la suite du travail : les épis coupés au petit couteau sont foulés au pied par les femmes, les gerbes fauchées sont battues sur des claies par les hommes. De l‘ensemble de la séquence, il ressort que les femmes prédominent lors des phases qui exigent le plus lourd investissement en temps; et, parmi les 25 mai-sonnées concernées par l‘exploitation, le travail fut réalisé par un couple dans 18 cas, par une femme dans 6 cas, et dans un seul cas par un homme (veuf) qui se déchargera d‘ailleurs d‘une partie du travail sur des parentes. On comprend que dans le cadre des villages traditionnels, la riziculture soit considérée comme une activité féminine.

Alors que nous avons souligné le caractère individuel du jardinage, et montré que l‘hévéaculture dépend au plus du travail du couple, mais souvent de l‘un des conjoints seulement, la riziculture se distingue de ces deux activités par le caractère généralement collectif du travail.

La main-d‘œuvre feminine. Gestion et circulation

La majorité féminine dans les rizières s‘observe, nous l‘avons dit, lors du repiquage et de la récolte qui exigent d‘être réalisés rapidement, et, dans l‘exemple décrit, manuellement. Un complément de main-d‘œuvre doit être recruté [5] , si possible dans la maisonnée exploitante, sinon hors de ses limites; c‘est alors que l‘association de la femme à la riziculture se dégage très nettement. A aucun moment, on ne songerait à solliciter une aide masculine bien que nombreux sont les adolescents oisifs qui restent au village [6] ; c‘est aux jeunes filles et aux femmes adultes qu‘on demande de participer, et ce sont les femmes qui choisissent l‘aide extérieure [7] . Les groupes de travail ainsi constitués se caractérisent par une extrême variabilité d‘une saison à une autre, de même que dans la durée et les termes du recrutement.

La contribution peut en effet prendre diverses formes :

  • Exploitation en corvée pour le bénéfice du chef de l‘unité admi­nistrative regroupant plusieurs villages; l‘« aide » est bénévole.
  • Exploitation en « aide », tolong ; les participantes sont dédomma­gées par une partie de la récolte et le terme est employé quand on souhaite insister sur le lien privilégié qui unit l‘exploitante à celle qui l‘assiste, tout en minimisant la compensation pourtant versée et laissée à la discrétion de la première.
  • Exploitation en bagi dua ou bagi tiga, littéralement « donner deux » ou « trois », ce qui signifie que l‘aide garde la moitié ou le tiers de ce qu‘elle récolte. Quantitativement, cette forme differe peu de la précé­dente, mais plutôt qu‘une aide basée sur la générosité et la confiance, on la considère comme un salariat en nature. On minimise alors d‘éven­tuels liens de parenté, et on souligne la dimension économique de la relation.
  • Exploitation par échange de journées de travail, berdereau ; qui se distingue des autres formes d‘une part parce qu‘elle met en présence des exploitantes qui échangent le même type de travail pendant la même durée, et d‘autre part, parce qu‘elle opère sur un mode égalitaire puisqu‘il n‘y a pas de relation employeur/employé.

Les justifications officiellement invoquées à la fois pour justifier l‘appel à certaines villageoises plutôt qu‘à d‘autres, et pour expliquer le mode de rétribution qui varie (dans le même champ, dans le même temps et pour un même travail) d‘une aide à une autre tournent autour de deux éléments, d‘une part les liens de parenté, et d‘autre part, le niveau économique des partenaires. Ces deux facteurs reposent à leur tour sur des bases idéologiques explicitées ainsi par les villageoises : en tant que parentes, on doit s‘aider d‘une manière désintéressée, il devrait s‘agir d‘une générosité « égalitaire ». En revanche, le deuxième référent admet l‘existence de disparités économiques dans la commu­nauté villageoise, et en appelle à la notion de charité musulmane; il s‘agit d‘un rapport inégalitaire. Les villageoises justifient en réalité leurs choix à l‘aide des deux modèles qui sont manipulés selon les besoins et les circonstances, non en fonction de liens biologiques ou d‘écarts économiques réels, mais en réponse à des facteurs psychologiques. Ceux-ci, rarement retenus par les anthropologues, semblent pourtant aller de pais avec un système de parenté indifférencié qui ne met pas en jeu des groupes de parenté, mais qui privilégie le point de vue d‘ego, d‘où le caractère relativement imprévisible et instable des groupes de travail organisés autour d‘un acteur féminin donné.

En résumé, l‘appel à des aides extérieures à la maisonnée pouvait se justifier économiquement, mais, à l‘échelle modeste où la riziculture était pratiquée à Kiambang en 1978 et 1979, il aurait pu être évité à la seule condition que les exploitantes intensifient leur rythme et prolongent leur journée de travail dans les rizières ; à cette alternative, les femmes préféraient le plaisir du travail partagé. Un tel choix cesse cependant d‘être possible quand une grande superficie doit être exploitée. En 1980, nous observâmes en effet que la surface des champs étant passée à 2 ou 3 acres, l‘appel à des aides devint un impératif économique. Il prit en même temps une forme plus explicitement inégalitaire dans la mesure où les aides furent rarement traitées comme des proches, mais plutôt considérées comme des employées, dédommagées avec une part de récolte ou même en argent; de plus, on fit non seulement appel à des hommes, mais aussi à des personnes extérieures à la communauté villageoise. C‘était l‘amorce d‘une dépersonnalisation des rapports de travail, en même temps qu‘une monétarisation accrue de l‘économie, entraînées par une intensification de la riziculture ; un tel processus est beaucoup plus avancé dans les régions où la riziculture est devenue une monoculture intensive et dont nous reparlerons.

Au village, les relations de travail étaient jusqu‘à une date très récente, subordonnées à des facteurs personnels ou sociaux. Il s‘agit en fait de liens déjà existants que les femmes choisissent ou non de réactiver dans le contexte agricole, mais qui fonctionnent dans d‘autres domaines de la vie villageoise, notamment dans la production cérémonielle, ou dans la production alimentaire, dont nous allons donner un exemple.

Production alimentaires et échanges

La circulation de nourriture cuite est organisée selon des principes analogues à ceux qui régissent les échanges de main-d‘œuvre, mais prend évidemment des formes différentes. Elle peut dédommager les services d‘un spécialiste (chamane, accoucheuse, charpentier), et s‘ajouter ou non à un paiement monétaire : ces dons de nourriture cuite sont toujours préparés par les femmes, et généralement remis par elles aux bénéficiaires.

Il est une période privilégiée du calendrier musulman pour l‘obser­vation de la circulation d‘aliments cuits, nous voulons parler du mois de jeûne. Alors que les plats des menus ordinaires circulent très peu, ceux qui composent le repas de rupture de jeûne (servi au coucher du soleil) sont souvent partagés, à distance. En effet on ne reçoit pas pendant cette période mais rares sont les femmes qui cuisinent pour leur seule maisonnée. Elles préparent de quoi « envoyer » une partie des gâteaux (car c‘est le mets le plus valorisé, mangé en tout premier lieu dans ce cas) à des parentes ou des voisines. Pendant le mois de Ramadan, on voit se mettre en action des réseaux constitués d‘un nombre variable de maisonnées (de 3 à 8) sur des principes là encore doubles : les mai-sonnées à haut statut reçoivent sans rendre, et les femmes isolées et pauvres acceptent également des dons unilatéraux, les autres échangent sur une base égalitaire, soit le jour même, soit le lendemain. Bien que tous les membres de la maisonnée consomment les plats reçus, ce sont les femmes qui en contrôlent la circulation. La composition d‘un réseau à partir d‘une villageoise donnée ne coïncide qu‘en partie avec celle de la force de travail dans les rizières et les dons sont là encore mémorisés de part et d‘autre grâce à une comptabilité mentale reconnue comme socialement légitime.

***

Il apparaît que la femme villageoise intervient activement dans la production agricole tant par son accès au support foncier que par son travail. Outre la contribution strictement économique, les pratiques agricoles mettent en évidence la fonction des femmes comme repro­ductrices d‘une certaine tradition; par un certain mode d‘exploitation de l‘environnement végétal, elles perpétuent un savoir-faire (médicinal ou rituel), elles transmettent une certaine forme de rapports sociaux (dans les réseaux), elles contribuent à l‘univers des représentations (par leur traitement du plant de riz), elles diffusent enfin des valeurs esthétiques et morales. Les exemples très simplifiés que nous avons présentés sont représentatifs d‘une polyculture villageoise qui cède rapidement du terrain devant de nouvelles formes d‘exploitation du potentiel naturel, elles-mêmes génératrices de nouveaux rapports sociaux.

En effet le rôle économique de la femme malaise connaît de profonds bouleversements d‘une part en milieu rural de monoculture rizicole mécanisée (cf. de Koninck, 1981) ou dans les périmètres de petites plantations d‘Etat consacrées au palmier à huile (Massard, 1984), et d‘autre part dans le prolétariat urbain (Smith, 1984). Dans ces contextes non traditionnels, la femme se trouve marginalisée soit par une techno­logie qui fait surtout appel à des compétences masculines, soit par un accès différentiel au monde du travail reposant souvent sur un degré moindre de scolarisation, soit parce qu‘elle est une femme.

Par ailleurs la femme malaise avait longtemps joui d‘une grande autorité dans la sphère domestique, que ce soit pour la gestion du budget ou l‘éducation des enfants. Nous ne pensons néanmoins pas, comme l‘a affirmé tout d‘abord Rosemary Firth (1966, p. 26) puis par la suite L. Manderson (1980, p. 200) que la femme malaise tirait son pouvoir de sa position de « trésorière »; cette attribution était plutôt une conséquence d‘un statut familial privilégié, lequel reposait sur un ensemble de facteurs. Parmi ceux-ci nous avons déjà évoqué le rôle économique essentiel, et la latitude de choix en ce domaine. Mentionnons aussi le rôle très valorisé de reproductrice sociale : outre la transmission des valeurs et de savoir-faire déjà citée, les femmes contrôlent les ressources sociales, en particulier lorsqu‘il s‘agit de la cir­culation d‘individus dans le mariage et l‘adoption (Massard, 1983 b).

Bien qu‘on ne puisse réduire le rapport rôle/statut à une simple relation de cause à effet [8] , on se doit d‘observer que le statut peut régresser quand les rôles sociaux ou économiques se transforment.

De telles transformations, évidentes aujourd‘hui, résultent de bouleversements idéologiques plus anciens. Nous ne disposons d‘aucune donnée permettant de définir le statut de la femme au moment de l‘émergence des sultanats dans la péninsule malaise vers le XVe siècle. Nous savons seulement que la pénétration de l‘islam qui a suivi a intro­duit une ségrégation rituelle basée sur le concept de souillure dont la femme serait marquée. Mais si l‘on en croit les observateurs du siècle dernier, la discrimination ne débordait pas les autres domaines de la vie sociale. Une source plus profonde de changement a été, en revanche, la présence britannique avec dans son sillon un modèle inégalitaire dans les rapports hommes/femmes, ce qui a eu pour effet de repousser la femme malaise dans l‘univers domestique, seuls les hommes étant considérés comme des interlocuteurs valables (bien qu‘inférieurs).

Après l‘indépendance, ce modèle a continué à inspirer les politiques officielles de développement rural, ainsi que le comportement de ceux qui sont chargés de les mettre en place. Plus récemment, la diffusion d‘une version puritaine de l‘islam prônant une ségrégation rigide des sexes dans tous les domaines de la vie publique ne peut manquer d‘accen­tuer cette tendance, même si, assez ironiquement, les tenants de cette nouvelle orthodoxie rejettent en bloc tout ce que peut représenter l‘apport occidental, les deux forces se conjuguent pour dévaloriser le statut de la femme malaise, soutenues en cela par des modes de dévelop­pement qui, en dissociant les activités productrices (rémunérées) des fonctions domestiques (non rémunérées) tendent à réduire la femme à la femme au foyer (cf. Hong, 1983, p. 6).

Atteindre un niveau de vie suffisant pour que la femme puisse ne pas travailler est de fait l‘objectif visé ou rêvé de l‘ensemble de la commu­nauté malaise, nonobstant les clivages socioéconomiques et les dissen­sions religieuses ou politiques qui la divisent actuellement. La mino­risation statutaire que véhicule un tel modèle reste à étudier; pour le moment, les femmes des masses paysannes ou urbaines continuent à être associées de très près au processus de production [9] . Mais, ce qui les différencie profondément de leurs mères et grand-mères est le fait que, plus encore que les hommes, elles perdent tout contrôle sur ce processus, de même que leur échappe l‘emprise sur la main-d‘œuvre qui était autrefois une de leurs prérogatives. Dans le même temps se renforcent les valeurs qui tendent à les écarter plus généralement des sphères de décision.

Textes cités

Ember, Carol R., The relative decline in women‘s contribution to agriculture with intensification, American Anthropologist, vol. 85, no 2, 1983, p. 285-304.

Firth, Rosemary, Housekeeping among Malay Peasants, London, The Athlone Press, London School of Economics Monographs on Social Anthropo­logy, n° 7, 1966.

Gullick, J. M., Indigenous Political Systems of Western Malaya, London, The Athlone Press, London School of Economics Monographs on Social Anthropology, n° 17, 1958.

Hong, Evelyn, Rural Women in Development, in Malaysian Women, Problems and Issues, Evelyn Hong (ed.), Consumers Association of Penang, Penang, 1983, p. 38-48.

Koninck, Rodolphe de, Of rice, Men, Women and Machines in Malaysia, Jurnal Ekonomi Malaysia, n° 3-4, Jun/Disember 1981.

Manderson, L., Women, Politics and Change. The Kaum Ibu UMNO, Malaysia 1945-1972, Kuala Lumpur, Oxford University Press, East Asian Social Science Monographs, 1980.

Massard, J., Nous, gens de Ganchong. Environnement et échanges dans un village malais, Paris, Ed. du CNRS, 1983 a.

― Le don d‘enfants dans la société malaise, L‘Homme, XXIII, juillet-sep­tembre 1983 b, no 3, p. 101-114.

― De l‘économie de subsistance à l‘agro-industrie. Les projets FELDA en Malaisie de l‘Ouest, Archipel, 27, 1 ,84, p. 31-44.

Sanday, Peggy R., Toward a theory of the status of women, American Anthro­pologist, 75, 5, octobre 1973, p. 1682-1700.

Smith, Wendy, Impact of Japanese management on Malaysian female factory workers, communication à UWA/APDC Seminar on Women and Emploiment, Kuala Lumpur, 16-17 avril 1984, 47 p. dactylographiées.

Whyte, Robert Orr, et Whyte, Pauline, Rural Asian Women, Status and environment, Institute of Southeast Asian Studies, Singapore, Research Notes and Discussion Paper n° 9, 1978.

Wilder, William, Socialization and Social Structure in a Malay Village, in Ph. Mayer (ed.), Socialization : the Approach from Social Anthropology, London, Tavistock Publications, 1970, Asia Monographs, p. 215-268.

__________

Josiane Massard-Vincent, ethnologue, est chargée de recherche au CNRS et membre du Laboratoire d‘anthropologie urbaine (Ivry-sur-Seine). Elle a publié aux éditions Aux lieux d‘être Le Temps du Pub. Territoire du boire en Angleterre (2006). Connue pour ses précédents travaux en Malaisie, elle a notamment publié Enfants et Sociétés d‘Asie du Sud-Est (L‘Harmattan, 1995, avec Jeanine Koubi) et Nous, gens de Ganchong. Environnement et échanges dans un village malais (éditions du CNRS, 1985).

Cet article, qui a avait été pris de la Revue Tiers Monde, année 1985, volume 26, numéro 102 p.359 – 370, a été téléchargé du site : www.persee.fr   

Image : www.unicef.org/french/emerg/index_37876.html


[1] Ce travail a pu réalisé lors de deux missions (février 1978 – mars 1979, financement DGRST et mai à août 1980, financement CEDRASEMI-CNRS et EHESS).

[2] Celui qui ne dispose d‘aucune terre heritée est particulièrement défavorisé, non seulement économiquement mais aussi socialement ; tel un immigré, il ne peut revendiquer aucune attache territoriale, donc aucun ancêtre connu, dans le village où il s‘est installé.

[3] Les neuf autres correspondent à des maisons construites sur des terres prétées par des parents ou achetées.

[4] Dans les conceptions traditionnelles, le sumangat (aussi traduit par le terme « force vitale ») est présent dans tous les règnes (végétale, minéral, animal et humain) du monde vivant, et est très vulnérable à toute attaque extérieure. Aucune récolte ne devrait commencer avant que les rituels appropriés n‘aient été célébrés dans les rizières.

[5] Une autre mobile joue dans ces circonstances : il est contraire à l‘éthique villageoise qu‘une maisonnée exploite seule sa rizière, et par conséquent n‘en partage pas les fruitse.

[6] Pour une excellente observation de l‘oisivité des adolescents, cf. Wilder, 1970.

[7] On a pu écrire : « Women have a virtual ‘monopoly‘ over collaborative work », de Koninck, 1981, p. 25 (guillemets de l‘auteur).

[8] Comme l‘a montré Sanday : « Female production is a necessary but not sufficent condition for the developpement of female status », 1973, p. 1683.

[9] Plutôt que de formuler l‘évolution des rôles par le « déclin relatif de la contribution féminine engendré par l‘intensification de l‘agriculture » (Ember, 1983), nous sommes tentée de penser, dans le cas malais, que c‘est l‘homme qui est amené à travailler davantage qu ‘il ne le faisait jadi, d‘où l‘écart entre les contributions féminine et masculine sur lequel nous sommes d‘accord.


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